samedi 22 février 2014

Un auteur a disparu


L'écrivain m'avait fixé rendez-vous de l'autre côté du canal. Loin du site de Tours et taxis où la Foire du livre fanfaronnait. Saoulante.
Il m'avait soufflé à l'oreille, mystérieux  : "Le saut du coq à l'âne est le sel de la vie", en même temps qu'il glissait dans ma poche l'adresse d'un bistrot rue de Flandres.


C'est là que je l'ai retrouvé deux heures plus tard, silencieux au milieu du vacarme, devant une bière qui se mourrait.  Il n'avait pas quitté son manteau. L'écrivain m'expliqua que son éditeur s'était pourtant occupé de tout : Thalys, chambre double au Sheraton, taxi. La foire du livre elle aussi était au petits soins avec lui. Rien à redire. Mais il s'emmerdait. Une journée entière à sourire, à serrer des mains, à dédicacer à tour de bras (- Mettez 'pour Jacqueline', c'est ma mère, elle vous adore).
Alors, brusquement,  il s'était levé, et, prenant tout le monde à court, sa longue silhouette avait franchi la sortie. Pour rejoindre la rue de Flandres.
- ils sont en train de me chercher partout, ces cons !
L'auteur du Bonheur des Belges  se mit alors à rire de son méfait comme un gamin.
Puis, redevenant grave, il m'expliqua que le mal du pays, qui l'avait habité pendant si longtemps, avait disparu. Comme une douleur qui s'éteint sans qu'on s'en aperçoive. Il s'en était rendu compte ce matin, dans le train qui l'amenait à Bruxelles, cette ville où l'on fait des foires et des congrès, mais où les collections d'art moderne croupissent dans des caves, rue de la Régence. Non loin du conservatoire royal qui s'effondre chaque jour un peu plus.

Le petit café de la rue de Flandres était vide à présent. La nuit s'était avancée et nous sortîmes pour marcher un peu.  Dans une ruelle toute proche, Patrick Roegiers s'arrêta longtemps. Les mains dans les poches, il semblait hésiter. Après quelques minutes, il me sourit et reprit sa marche. Puis il disparut.


lundi 17 février 2014

Jeanne, ma chère Jeanne



 Il avait tourné en rond longtemps ce soir-là. Impossible de trouver une place dans cette foutue ville. Et sa femme qui l’attendait depuis une demi-heure devant le KVS s’était finalement résignée à rentrer dans la salle, juste avant le début du spectacle. On était fin février et l’hiver se trainait…Finalement une place se présenta, quai du commerce. Il gara sa voiture sans trop réfléchir.  Sans vraiment  se presser non plus. De toute façon, le spectacle avait commencé et il savait que les portes resteraient fermées jusqu’à l’entracte. Après avoir claqué la portière, il alluma une cigarette, c’est la première fois qu’il en grillait une depuis dix jours, se dit-il, en constatant qu’il n’arriverait jamais à arrêter de fumer.
Après, il ne sait plus très bien comment le événements se sont enchainés. Il avait écrasé sa cigarette sous sa chaussure et, le cœur battant, s’était dirigé jusqu’au numéro 23, à quelques mètres de sa voiture. Un frisson le traversa de haut en bas. La porte d’entrée n’avait pas changé. Ni le hall où il s’avançait timidement pour monter dans un appartement, en 1974.



Jeanne, il griffonna sur un papier, quelques jours plus tard. Ma chère Jeanne. Tu ne te souviens probablement plus de moi. 40 ans ont passé.  C’est long, 40 ans. Peut-être d’ailleurs es-tu morte, ou alors croupis-tu dans un hospice depuis plusieurs années.  Jeanne, je venais chez toi le jeudi à 17H00, après mon cours de néerlandais.  Tu m’ouvrais en souriant à peine,  tu m’aidais à ôter mon manteau trop lourd d’étudiant. Tes gestes étaient toujours les mêmes.  A la fois tendres et détachés, presque froids. Tu t’enfermais ensuite dans la salle de bain quelques minutes tandis que je m’asseyais sur le bord du lit. Après nous faisions l’amour, jamais très longtemps, jusqu’à ce mon corps maigre se tende comme un arc sur ton ventre,  jusqu’à ce que je reprenne peu à peu mon souffle pendant que tu fixais le papier peint sur le mur, comme à chaque fois. Ce papier peint que je n'ai jamais pu oublier. Pas plus que l'odeur de lessive, ou les pommes de terre au fond d'un seau d'eau, attendant d'être épluchées.  Je n'ai pas oublié non plus le regard d'un garçon - ton fils - , à peine plus jeune que moi, croisé dans cet escalier que je me jurais alors de descendre pour la dernière fois.  
Jeanne, ma chère Jeanne, j'ai appris quelques jours plus tard, par l'épicier du boulevard d'Ypres, que des policiers étaient venus te chercher, que tu n'avais opposé aucune résistance, et que de ce jour-là on ne te revit plus dans le quartier. 
Moi non plus, je n'y étais plus revenu jusqu'à ce samedi soir. Où je n'ai finalement pas rejoint ma femme au théâtre.  Le lendemain, je n'ai pas eu le courage de lui expliquer.
Je n'ai eu aucun courage. Sauf celui, un peu vain, de t'écrire et d'envoyer ma lettre au 23 quai du commerce. Sans espoir de réponse.








Il avait posté sa lettre dans une boîte du centre-ville début mars.  Puis avait marché un peu au hasard, vers la place Ste Catherine. Il savait que Jeanne Dielman n'existait pas réellement, pas plus d'ailleurs que son appartement bruxellois. Que tout cela était sorti de l'imagination de Chantal Akerman. Qu'elle en avait fait un film de 3H20, exceptionnel,  et qu'à l'époque le journal Le Monde présenta comme étant le premier chef d'oeuvre au féminin de l'histoire du cinéma. Il savait aussi que ce film était fondateur, qu'il avait provoqué l'éclosion d'un nouveau cinéma, d'une nouvelle esthétique, et  influencé fortement des cinéastes comme Gus Van Sant (Elephant) et Tsai Ming-Liang (I don't want to sleep alone). 


Il savait tout cela. Il avait juste eu envie d'entrer un peu dans cette histoire. D'entrer un peu dans le cinéma.
Puis, quittant le quartier, il s'alluma une cigarette.  


dimanche 16 février 2014

Un écrivain si professionnel

Dimanche 2 février 22H30 Bruxelles. Envoyer un email à la secrétaire de Ken Follett avec cv, photo et questions à lui poser (soupirs)

Lundi 3 février 13H30 Londres, gare St Pancras. 9 minutes de battement et prendre la correspondance pour Stevenage, Hertfordshire.

14H20 Arrivée à la gare de Stevenage, quai n'4.


14H24 Sauter avec mon collègue dans un taxi qui nous attend devant la gare, aux frais de Ken Follett. Le chauffeur nous ouvre la porte.

14H26 La voiture démarre, direction Broadlands House Primett Road. Durée du parcours : 10 minutes. Regarder par la fenêtre. Se dire que Stevenage a un petit air de Woluwé St Pierre.

14H36 Arrivée devant The Follett Office. Jeter un oeil au passage sur la Rolls garée devant les bureaux, immatriculée  KEN 25P


14H38 Accueillis par un assistant, patienter dans une salle prévue à cet usage. Aux murs, quelques affiches illustrent l'abondante production de l'auteur.

14H39 Café ou thé, opter pour le café (mauvais choix).

14H40 Passer sa tête dans le couloir. Locaux propres, bien agencés, une vingtaine de collaborateurs vont et viennent. On dirait un bureau d'assurance. Ou médical. Ou une secte (mais à quoi diable peuvent bien ressembler les bureaux d'une secte?)

14H42 Ken Follett himself arrive enfin. Poignées de main solides. Sourire viril. Dentition impeccable. L'auteur des Piliers de la terre s'assied, on peut s'asseoir (me rappelle l'école).

14H43 L'écouter répondre en anglais aux questions convenues d'un journaliste-modérateur. Dans le fond de la salle, Barbara Follett, sa femme (et membre du parti Labour) ne perd pas une miette de la discussion.  Distribution d'un dvd édité à la gloire de l'auteur.  Etre perplexe.


14H50 Se laisser emmener par Barbara Follett dans une salle annexe prévue pour l'interview télé.

15H06 Ken Follett arrive. Commencer l'interview. Dans un coin, Barbara regarde discrètement sa montre (elle m'agace).







15H13 Fin de l'interview. Remercier Ken Follett. Remercier Barbara, qui tous deux disparaissent aussitôt dans une autre pièce. Quitter les bureaux. Dehors, le même taximan qu'à l'aller nous attend. Se demander ce que ce chauffeur a bien pu fabriquer pendant tout ce temps.

15H16 Le taxi démarre. Durée du parcours : 10 minutes. Regarder par la fenêtre. Non, finalement pas Woluwé St Pierre, plutôt un air d'Auderghem (enfin j'hésite). 

15H26 Devant la gare de Stevenage, remercier le taximan. 2 minutes de battement quai n'3 avant l'arrivée de train pour Londres, St Pancras.  

15H16 Arrivée St Pancrace. Acheter un chocolat. 10 minutes de battement avant le départ de l'Eurostar. Dans le hall des départs, croiser une collègue de la Libre Belgique. Lui demander ce qu'elle fait là. S'entendre dire qu'elle vient de faire elle aussi une interview d'écrivain. Jonathan Coe. Une heure de discussion libre et détendue avec l'auteur de 'La maison du sommeil'. Etre jaloux.


15H57 Sous la Manche, ruminer ma jalousie.