lundi 24 mars 2014

L'offense faite à Florence



C'est d'abord un photo-montage plutôt réussi. En tout cas sur la forme (sur le fond, disons-le d'emblée, le propos est abject).
De quoi s'agit-il ? On y voit la statue de David de Michel-Ange tenant dans ses bras un  impressionnant fusil d'assaut sous ce slogan : "AR-50A1, a work of art' (une oeuvre d'art). On notera au passage que cette arme est capable d'abattre une cible à plus d'1km et ce, pour la modique somme de 3000 $. Une petite merveille de technologie (...) commercialisée par la société américaine Armalite, basée dans l'Illinois.

A peine diffusée sur Twitter, cette photo a failli faire s'étouffer l'Italie toute entière qui, du Nord au Sud de la péninsule, crie au blasphème. Et à l'offense.
Le premier choc pour les Italiens est d'ordre moral. Car la provocation, même au pays d'Oliviero Toscani à ses limites. Des limites franchies allègrement et avec cynisme  par Armalite (mais on ne s'attend pas à moins de la part d'un fabricant d'armes).

Le deuxième choc est davantage affectif et culturel. Dès qu'elle fut avertie, Cristina Acidini,  surintendante des Beaux-Arts de Florence,  a immédiatement introduit une mise en demeure judiciaire pour obtenir le retrait de toutes les images détournant le chef d'oeuvre de Michel-Ange. Et toc !
Dans la foulée, son voisin de bureau (ou presque), Angelo Tartuferi, directeur de l'Accademia déclare dans la Repubblica que "la valeur esthétique de l'oeuvre ne peut pas être dénaturée. Et, dans ce cas-ci, il s'agit d'un choix illégal et de mauvais goût." 
La liste des offusqués ne s'arrête pas aux bords de l'Arno, loin de là. En quelques heures, le scandale a gagné les plus hautes sphères de l'Etat. Le Ministre de la culture en personne, Dario Franceschini s'est fendu, il y a quelques jours, d'un tweet à 68 signes : "L'image publicitaire de David armé est une offense et enfreint la loi". Et plainte a été déposée contre le marchand d'armes.

Un tweet habile et qui cible plutôt bien son ennemi.  Car s'il s'était agi d'une oeuvre d'art contemporain en tant que telle, il y en aurait eu plusieurs pour crier au génie, elle serait répertoriée et cotée, galeristes et collectionneurs se l'arracheraient. Etrange leçon, d'ailleurs,  que nous donne en passant cette image, nous faisant croire que l'art contemporain n'aurait plus besoin d'artistes. Et quoi de plus normal,  finalement... publicitaires et artistes usant du même matériel. Les deux s'appuient sur la créativité pour séduire. Au risque d'une confusion des genres qui a été,  rappelons-le,  initiée par un artiste lui-même, Andy Warhol, qui n'hésitait pas à utiliser des techniques de marketing pour promouvoir ses oeuvres.

Oui. Sauf que dans ces prairies grasses de marchandisation hyperactive  où l'art et la publicité se vautrent allègrement,  l'art doit absolument se distinguer du pouvoir marchand. Et se relever. La vente, le marketing sont  créatifs pour être efficace. Soit. Mais l'art se fout d'être efficace. Il donne du sens. Il aide à vivre. C'est son rôle. Il propose une expérience esthétique personnelle et collective. Une civilisation se construit avec de l'art, pas avec des marchandises.
Et, soit dit en passant, se détruit avec des armes.



Allez, pour le même prix, je vous en glisse trois pour la route.








dimanche 23 mars 2014

Borremans : le peintre trompe l'oeil




Au départ, tout paraît simple et, disons–le,  banal. Comme une répétition de peintures anciennes mille fois peintes et mille fois vues. Prenons L'ange de la mort, par exemple : haute silhouette de femme portant une longue robe rose ‘à la Disney’.  Pose classique. Mais très vite le  visage prend toute la place,  un visage qui est une peinture en soi, et ce visage est noir. Plus loin, dans les couloirs de Bozar qui consacre (enfin !) un exposition à l'oeuvre de Borremans, une fillette couchée. Dort-elle, est-elle morte, ou se moque-t-elle de nous ?  Insidieusement,  les tableaux de l'artiste flamand nous  hypnotisent. Et les énigmes affluent. Visages aux yeux vides, corps sans jambes, brusques changements d'échelle, gestes absurdes. Et une violence sourde qui s’installe. Comme un secret.


A Grammont pourtant, la vie paraissait si limpide. Les années 60, les bords de l’Escaut, le magasin de fleurs de maman,  les virées à Gand, les cours de photo.
Un jour, Michaël tombe sur une reproduction d’un Velasquez. Un jour où tout basculeLe maître espagnol va alors le hanter durablement. Dans son atelier de St-Amand - une chapelle désaffectée -  Borremans se met à travailler et retravailler les peintures historiques de Velasquez.  Et celles de  Goya. Et ensuite Manet. Il y fait entrer de la subversion. Comme pour démontrer l'absurdité de la vie.  Il peint au culot et à l'audace. Trompe l'oeil. Trouble l'oeil. Son oeuvre se peuple d'énigmes mais sans jamais tomber dans l'hermétisme. Désormais Borremans - au départ graphiste et photographe - va se consacrer presqu'exclusivement à la peinture. En 2005, repéré par le critique d'art Jan Hoek, il se voit proposer une première rétrospective au S.M.A.K. A Gand. Dans sa ville.  Succès immédiat. A la fois critique et populaire. Les médias s'emballent, le groupe de rock dEus lui commanda même une pochette d'album.




Les expos vont alors s'enchaîner, à commencer par  le 'Cleveland Museum of Art' à Cleveland puis à 'La Maison Rouge Fondation Antoine de Galbert',  boulevard de la Bastille à Paris. Ensuite, le MoMa, le musée d'art contemporain de Denver, le Palazzo Grassi à Venise. A chaque fois,  l'artiste belge et ses personnages mutiques déconcertent  en même temps qu'ils fascinent le public. On pense à Richter, à Sigmar Polke. Avec Luc Tuymans et Thierry de Cordier, il est considéré aujourd'hui comme un des peintres belges les plus importants. Et les plus cotés. Certains de ses oeuvres atteignent les 430.000 euros. Et de New York à Tokyo, les plus grands collectionneurs se l'arrachent.


Ces derniers temps, Michaël Borremans, toujours aussi énigmatique,  s'est pourtant un peu écarté de la peinture sur tableau. Il travaille sur des espaces à trois dimensions, prépare une fresque murale pour la Halle communale de Gand (une commande de l'architecte Pol Robbrecht) et se rapproche du cinéma qui reste, avec la littérature, une de ses grandes passions. Un de ses films fétiches est Frenzy, l'avant-dernier film d'Alfred Hitchcock réalisée en Angleterre en 1972. Un film troublant, angoissant, absurde aussi. Et qui avait évidemment tout pour plaire à Borremans.







Michaël Borremans, "As sweet as it gets"   Bozar
Commissaire : Jeffrey Grove
Jusqu'au 3 août au Palais des Beaux-Arts
www.bozar.be
Carte blanche de l'artiste à la cinémathèque de Bruxelles, choix de quinze films projetés en mars et en avril.
www.cinematek.be





mardi 18 mars 2014

La Senne s'est réveillée





Il n’y a plus de chien marin rue du chien marin
Pas plus que de Brel à la station Jacques Brel


Les Béguines ont fui le Grand Hospice
La vierge noire s’est faite la malle
avec Gudule et Ste Catherine
Restent les moines dans leur rempart
Et les tanneurs  et les boiteux 
Et toute la clique des éperonniers
Le quai aux briques est démonté
Depuis que la Senne s'est réveillée


La bourse s'est même légoïfiée
Plus un seul chat rue de la gouttière
Ni dans l'impasse de la poupée
Fermée la rue de la serrure
Avec la clé d'la rue de la clé
Et ensablé le Grand Sablon
On a brûlé le quai au foin
Depuis que la Senne s'est réveillée


La Senne qui boit les autres scènes
Du Botanique et de l'ab
Du Pathé si pathétique
A l'UGC tellement vulgaire
Pour elle tout ça c'est du ptit lait
Seul l'opéra est épargné
Seuls les chanteurs peuvent travailler
Depuis que la Senne s'est réveillée


On prie déjà place des Martyrs 
Des cierges brûlent aux Ursulines
On met un sou rue des six jetons
Quelques couronnes impasse des roses 
Et des reliques au mont de piété 
On fait la file à la rue Blaes
Pour un ticket rue de la grande île
Depuis que la Senne s'est réveillée




Un chien aboie rue du Grand Cerf 
Il est cinq heures, j'ai dû rêver 






vendredi 14 mars 2014

Kinepolis et la pluie d'argent

Lise. C'était un dimanche triste et pluvieux, comme souvent  à Harelbeke. Deux voitures venaient de passer en trombe, en vous frôlant d'un peu trop près. Une Simca et une autre qu'Albert n'a pas pu reconnaitre sur le moment. Elles filaient droit vers Courtrai, ou peut-être même plus loin, vers Gand. En tout cas, loin d'Harelbeke et de ses pavés mouillés. Et puis soudain,  Albert a glissé sa main dans la tienne. Tu l'as refusée. Pile devant Le Majestiek. Au 13bis, rue de Gand.



Albert Bert avait pas mal d'argent de côté. Alors pour t'épater, un jour il l'a acheté le Majestiek. Avec  sa belle soeur,  Rose Claeys-Vereecke. Comme ça, sur un coup de tête, un coup de sang. Ils en ont fait un complexe à deux salles. Ca a été le premier 'duplex de cinéma' de Belgique, Lise. 1968. Ils ont  engagé du personnel, les gens venaient de loin. Et toi aussi tu venais. Albert t'observait en tremblant,  depuis la cabine de projection. Un soir, tu t'es assise à la  cinquième rangée à côté d'un garçon. Ta tête s'est penchée sur son épaule tandis que celle d'Albert se brisait pour la seconde fois. Il est sorti dans la nuit d'Harelbeke, griffant rageusement au passage la portière de la Simca garée devant le Majestiek.






Les années on passé. Et l'argent rentrait. Facilement. Toujours plus facilement. C'était devenu une sorte de drogue. Albert t'écrivait. Tu ne répondais jamais. Alors, dans les années 70 il a ouvert le Pentascoop (5 salles) à Tournai suivi du Decascoop à Gand. Plus rien ne semblait pouvoir l'arrêter.




En 1988, avec Rose, ils ont construit un cinéma sur le plateau du Heysel à Bruxelles, sur l'ancien site de l'usine General Motors. D'où son petit air de parking automobile. Kinepolis. Une sacrée gueule Lise, ce cinéma. 25 salles. Du 'multiplexe', ils étaient passé au 'mégaplexe'. Et ce fut le succès immédiat avec 3 millions de spectateurs par an. Peu importait la qualité des films, il fallait avant tout de l'action, pour séduire le plus grand nombre. Et remplir les caisses. Dix ans plus tard, les deux familles ont fusionné en une seule entité pour créer le 'Kinepolis group' avec une entrée en bourse en 1998. En quinze ans, ils sontt devenus un des plus gros exploitants de salles de cinéma en Europe. Les premiers à être passés au numérique et  à avoir  dans la foulée développé des salles de projection en 3D. Albert exporta alors son concept à l'étranger. Espagne, Italie, Portugal, Pologne, Suisse. En tout 317 salles furent construites et le groupe engagea plus de 1800 salariés.  En France, Gaumont,  UGC et Pathé ont tous adopté sa formule magique, tuant au passage des dizaines de cinémas de quartier.
Harelbeke et ses pavés mouillés étaient loin, Lise. Trop loin sans doute.
Albert est mort en 2002 à Courtrai, il avait 74 ans. Cétait mon père. Il était très riche. Et toi, tu n'es pas venue à l'enterrement.

C'est moi qui depuis ai repris les rênes du groupe. Et le succès a continué à croître. Avec des films commerciaux et 'faciles', car il fallait avant tout être rentable. A quoi bon prendre des risques inutiles en programmant des films d'auteur ?

D'ailleurs, sur la seule année 2009, 22 millions de personnes ont fréquenté les salles du groupe Kinepolis en Europe. Avec partout  des gains colossaux provenant autant des films eux-mêmes que des friandises, pour l'essentiel des pop corns. D'où l'idée à la fois perverse et géniale de faire payer 3 euros de plus la séance aux spectateurs désireux de voir un film dans une salle où les pop corns sont interdits. Autrement dit, le bénéfice que je perds d'un côté  je le rattrape de l'autre..!


J'ai aussi récemment lancé une chaine de télé numérique et des opérations marketing de grand ampleur.  Comme il y a quelques mois,  cette fameuse 'pluie d'argent' autour du film  'Insaisissables'.



)


Cette pluie d'argent, c'est notre vie, Lise.  Celle d'Albert, et puis la mienne. Celle de l'aventure de Kinepolis et que tu as refusé il y a bien longtemps, devant le Majestiek, idiote que tu es.