vendredi 24 janvier 2014

On a tué Bonom


Marcher dans les rues de Bruxelles, le nez au sol,  et sentir soudain qu'un personnage est là, vers les corniches et les gouttières, au-delà des tuiles et des toits, là où les murs en principe n'ont plus rien à dire, où les briques semblent aussi grises et plombées que le ciel. Un personnage est là, vous en êtes sûr maintenant. Vous sentez sa présence avant même de l'apercevoir. Et quand enfin vous levez les yeux, c'est un être mi-fantôme, mi-animal, qui vous saisit à la gorge, dans un frisson.  
Comme une bête traquée.
    photo : Ian Dykmans


Longtemps, Bonom a été cette bête traquée.  Un artiste funambule au geste risqué, déclinant d'étranges morphologies à la lueur de ses angoisses. Mais Bonom n'est qu'un fantôme et aujourd'hui ce fantôme  est mort. "Je ne redoute pas que mes oeuvres disparaissent, je crains qu'elles n'existent pas". Ces mots sont de Vincent Glowinski, alias Bonom. L'artiste a tué son personnage fictif pour se sauver et sortir de l'urgence. Et donc pour vivre libre, enfin. 
Explications.





Vincent Glowinski expose ses esquisses et dessins (avec les photos de Ian Dykmans)
à l'Iselp (Boulevard de Waterloo) jusqu'au 22 mars

                                                 photo : Ian Dykmans

samedi 18 janvier 2014

Les moulins à vent




Il avait été soulagé d’apercevoir enfin le bout de la chaussée de Gand. Soulagé et rassuré. L’heure était tardive, on était en janvier. Il avait marché longtemps dans Molenbeek, et ses pieds lui faisaient mal. Il s’arrêta un instant sur le pont du canal et  fixa les eaux noires d’où la nuit semblait monter. Au loin, les voitures s’éloignaient en ruban vers la gare du midi et Saint Gilles. C’est à peu près à cet instant-là qu’une image oubliée refit brusquement surface : son cahier d’écolier – 1ère primaire, il s’en rappelle à présent - dont le côté gauche de la  marge était couvert de dessins.

Rester immobile dans l’air frais le fit frissonner. Il poussa la porte du Bistrot du canal et vint s’asseoir près de la fenêtre. On lui apporta le plat du jour. Il le trouva goûtu, il aimait bien ce mot  désuet. Il prit un deuxième verre de vin rouge, sur les conseils du patron. Il avait le temps, il était seul et il aimait ça, avoir le temps et être seul. La buée sur les vitres l’empêchait de voir ce qu’il se passait dehors, vers le canal, vers Molenbeek. Mais il ne passait rien. Et il le savait.  Il venait d’en faire le constat amer. Le canal est comme la marge de son cahier d’écolier. Sauf qu’au-delà, il n’y a pas de dessin. Au-delà , il n’y a pas de théâtre. Pas de musées exposant des oeuvres d’art. Au-delà du canal, il n’y a pas de cinéma digne de ce nom, pas de librairie. Il n’y a pas de librairie au-delà du canal. Il avait parcouru Molenbeek, dans tous les sens. Il avait même poussé jusqu’à Jette, était monté à Koekelberg , Ganshoren et Berchem Ste Agathe. Rien.  Il n’avait rien trouvé. Une sorte de  désert culturel. A perte de vue.



Il en était arrivé là dans ses pensées quand le patron, qu’il n’avait pas vu venir,  lui posa une question  dont il ignorait sans doute la portée :
- Vous désirez autre chose ?

Il sourit sans répondre.  Se leva pour payer, mit son manteau et sortit. De nouveau il frissonna. Il longea une dernière fois le canal. Cette fois, on distinguait à peine les eaux noires. Il marcha longtemps, face au vent, quand un bruit à la fois étrange et familier le ramena à la mer du Nord de son enfance. Il leva les yeux. Il aperçut un moulin à vent. Et puis un autre et encore un autre. Des dizaines de moulins à vent qui tournaient au dessus du canal. Et qui annonçaient joyeusement une année culturelle à Molenbeek.  

Il ferma les yeux. Et n’écouta plus que le vent que les moulins tentaient de retenir.


lundi 6 janvier 2014

La culture fond plus vite que le chocolat




Ah, le premier article de l’année, les doigts engourdis et  la sensation de marcher dans une neige encore vierge. Sauf que la neige cette année semble faire défaut. Mais soit, cela ne m’empêchera pas de sortir.  Ainsi il y a quelques jours, pour me dégriser l’esprit, je décide de me rendre aux Galeries St Hubert, au courant d’air vivifiant et, pensai-je naïvement, haut lieu de culture.


Bien mal m’en a pris. A peine rescapé de la rue des bouchers, vulgaire et aux odeurs de moules réchauffées, je tombe nez à nez sur une champagnothèque,  terme dont  j’ignorais jusqu’ici l’existence. Première surprise de taille.



Je me frotte les yeux. Pour les ouvrir quelques mètres plus loin sur  ma librairie favorite. Stupeur, elle est amputée de moitié. Il y a dix ans, la librairie Tropismes  s'était agrandie hors les murs avec une nouvelle entrée au n°4 de la Galerie du Roi, et de nouveaux espaces dévolus à la littérature jeunesse, la bande dessinée, les voyages et les loisirs. Mais aujourd'hui, patratras, le libraire a dû rapatrier à la hâte son département 'Jeunesse' dans les rayons Beaux-Arts. Et le personnel, que j'ai croisé, n'est guère rassuré quant à son avenir.



Un peu groggy, je débouche alors dans la Galerie de la Reine. Et à la tristesse succède aussitôt la nausée. Car ils sont tous là, presqu'en troupe, à l'assaut du chaland :  les Marcolini, Léonidas, Neuhaus, Mary, Corné, Godiva, Haagen Dasz. Il y a même le petit dernier, Laurent Gerbaud, venu sauver le bar du cinéma Galeries qui n'en finit pas de couler, après avoir enterré un peu trop triomphalement le cinéma Arenberg.


Mais il faut dire qu'entre le chocolat et la Galerie, c’est une vieille et longue histoire... En 1857, un pharmacien suisse,  Jean Neuhaus, s'installe au n°23. A l'époque, il confectionnait, en toute logique, des bonbons pour la toux, des réglisses pour les maux d’estomac... En fait, c'est son fils Frédéric qui va orienter ses produits vers la confiserie avec, entre autres douceurs, des chocolats fourrés à la vanille. En 1912, la maison met au point des chocolats fourrés de fruits, de pâtes de noix pilées, de crèmes et de liqueurs. La praline était née. Un siècle plus tard, c'est elle qui est devenue la reine des Galeries. Et je me dis, dans un soupir,  que la culture fond plus vite que le chocolat. Car à bien y regarder, hormis la théâtre des Galeries qui résiste - mais jusqu'à quand - aux assauts des maitres chocolatiers , les lieux réservés à la culture (disquaire, galerie d'art ...) semblent fondre  les uns après les autres, comme une praline dans la bouche d'un touriste pressé.




A la terrasse du Mokafé, Alexandre Grojean, le gestionnaire des Galeries tente de se racheter une bonne conscience. Le pauvre homme, s'asseyant à ma table, me glisse à l'oreille que la maison Flammarion rumine le projet d'ouvrir bientôt ici un hôtel littéraire.  Et cela, cher Monsieur 'Rabat-joie', devrait attirer chez nous les touristes les plus exigeants, ajoute-t-il avec un sourire conquérant.  Car la culture est plus vivante que jamais, renchérit-il,  me montrant du doigt un couple de japonais poussant la porte du  Musée des Lettres et Manuscrits  (en réalité une succursale d'un musée parisien dont la boutique est presque aussi grande que le musée lui-même, mais soit.) Bref, conclut-il en se levant soudain, ces Galeries doivent devenir un pôle touristique haut de gamme.  Et de disparaitre dans la foule bigarrée, avec la démarche d'un Leonidas ayant fini par réussir à vaincre les Perses. 



Racrapoté sur ma chaise et dans une humeur noire, je songe à Baudelaire, qui non loin d'ici griffonna un pamphlet ahurissant de haine nommé 'Pauvre Belgique !'... Et qui, par bien des aspects, n'a pas pris une ride.