lundi 17 février 2014

Jeanne, ma chère Jeanne



 Il avait tourné en rond longtemps ce soir-là. Impossible de trouver une place dans cette foutue ville. Et sa femme qui l’attendait depuis une demi-heure devant le KVS s’était finalement résignée à rentrer dans la salle, juste avant le début du spectacle. On était fin février et l’hiver se trainait…Finalement une place se présenta, quai du commerce. Il gara sa voiture sans trop réfléchir.  Sans vraiment  se presser non plus. De toute façon, le spectacle avait commencé et il savait que les portes resteraient fermées jusqu’à l’entracte. Après avoir claqué la portière, il alluma une cigarette, c’est la première fois qu’il en grillait une depuis dix jours, se dit-il, en constatant qu’il n’arriverait jamais à arrêter de fumer.
Après, il ne sait plus très bien comment le événements se sont enchainés. Il avait écrasé sa cigarette sous sa chaussure et, le cœur battant, s’était dirigé jusqu’au numéro 23, à quelques mètres de sa voiture. Un frisson le traversa de haut en bas. La porte d’entrée n’avait pas changé. Ni le hall où il s’avançait timidement pour monter dans un appartement, en 1974.



Jeanne, il griffonna sur un papier, quelques jours plus tard. Ma chère Jeanne. Tu ne te souviens probablement plus de moi. 40 ans ont passé.  C’est long, 40 ans. Peut-être d’ailleurs es-tu morte, ou alors croupis-tu dans un hospice depuis plusieurs années.  Jeanne, je venais chez toi le jeudi à 17H00, après mon cours de néerlandais.  Tu m’ouvrais en souriant à peine,  tu m’aidais à ôter mon manteau trop lourd d’étudiant. Tes gestes étaient toujours les mêmes.  A la fois tendres et détachés, presque froids. Tu t’enfermais ensuite dans la salle de bain quelques minutes tandis que je m’asseyais sur le bord du lit. Après nous faisions l’amour, jamais très longtemps, jusqu’à ce mon corps maigre se tende comme un arc sur ton ventre,  jusqu’à ce que je reprenne peu à peu mon souffle pendant que tu fixais le papier peint sur le mur, comme à chaque fois. Ce papier peint que je n'ai jamais pu oublier. Pas plus que l'odeur de lessive, ou les pommes de terre au fond d'un seau d'eau, attendant d'être épluchées.  Je n'ai pas oublié non plus le regard d'un garçon - ton fils - , à peine plus jeune que moi, croisé dans cet escalier que je me jurais alors de descendre pour la dernière fois.  
Jeanne, ma chère Jeanne, j'ai appris quelques jours plus tard, par l'épicier du boulevard d'Ypres, que des policiers étaient venus te chercher, que tu n'avais opposé aucune résistance, et que de ce jour-là on ne te revit plus dans le quartier. 
Moi non plus, je n'y étais plus revenu jusqu'à ce samedi soir. Où je n'ai finalement pas rejoint ma femme au théâtre.  Le lendemain, je n'ai pas eu le courage de lui expliquer.
Je n'ai eu aucun courage. Sauf celui, un peu vain, de t'écrire et d'envoyer ma lettre au 23 quai du commerce. Sans espoir de réponse.








Il avait posté sa lettre dans une boîte du centre-ville début mars.  Puis avait marché un peu au hasard, vers la place Ste Catherine. Il savait que Jeanne Dielman n'existait pas réellement, pas plus d'ailleurs que son appartement bruxellois. Que tout cela était sorti de l'imagination de Chantal Akerman. Qu'elle en avait fait un film de 3H20, exceptionnel,  et qu'à l'époque le journal Le Monde présenta comme étant le premier chef d'oeuvre au féminin de l'histoire du cinéma. Il savait aussi que ce film était fondateur, qu'il avait provoqué l'éclosion d'un nouveau cinéma, d'une nouvelle esthétique, et  influencé fortement des cinéastes comme Gus Van Sant (Elephant) et Tsai Ming-Liang (I don't want to sleep alone). 


Il savait tout cela. Il avait juste eu envie d'entrer un peu dans cette histoire. D'entrer un peu dans le cinéma.
Puis, quittant le quartier, il s'alluma une cigarette.  


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