jeudi 19 juin 2014

La maison de l'ambassadeur


'Cette maison exigeait un secret, ils furent tenus de l’inventer'.

Monsieur l'ambassadeur des Emirats arabes unis, cher ami,
avant d'acheter pour 4 à 5 millions d'euros (autant dire une bouchée de pain) la maison Delune, avez-vous lu cette phrase de Jacqueline Harpman, tirée du Bonheur dans le crime ?   Mesurez-vous  la gravité de votre geste ? Votre pétromonarchie stable, exemplaire - hormis quelques menus faits d’esclavagisme à l’encontre de travailleurs immigrés –,  sait-elle seulement où elle pose les pieds ?
Certes, vous me répliquerez qu'il s'agit là d'une fiction, d'un fantasme d'écrivain...Peut-être, mais comme dit le proverbe :  il n'y a pas de plume tombée sans oiseau plumé.




Un nommé Léon Delune construisit cette maison en 1904 sur le plateau du Solbosch, au beau milieu de cultures maraîchères et des prairies. Il faut vous préciser qu'à l'époque cet endroit se situe en pleine campagne, on pourrait dire le désert. Cette construction, d'ailleurs,  fleure bon la spéculation immobilière, une sorte d'Abou Dhabi d'avant l'heure, puisque 6 ans plus tard, l'exposition universelle de 1910 devait se tenir sur ce même plateau, au sud-est de la capitale belge. Figurez-vous qu'elle fut la première maison construite sur l'avenue des Nations (ancien nom de l'avenue Franklin Roosevelt). Une maison qui réservera à vos invités quelques surprises, avec une foule de détails amusants pour égayer vos réceptions. Parmi ses plus grandes bizarreries, vous aurez noté que votre demeure ne compte pas moins de cinq portes d'entrée et deux niveaux de caves.

Voilà pour l'amusement. Pour le reste, cher ami acquéreur,  si vous comptiez trouver ici un havre de paix pour couler des jours tranquilles loin de vos tempêtes de sable, vous allez être servis. Car l'histoire de cette maison nous suggère un destin autrement mouvementé. Et le mot est faible. A commencer par la propriétaire elle-même, Amélie de Grave, aristocrate de Furnes et qui s'est éteinte dans ses murs, peu avant le début de l'expo. D'elle, la pauvre, il ne restera  finalement que le A de son prénom immortalisé dans un sgraffite. 
Mais ce n'est là qu'un début. 
En 1910, pendant toute la durée de l'expo, cette maison va se retrouver au beau milieu du 'jardin des colonies' . On  l'appelle alors 'le château' et elle est occupée par des musiciens de jazz, les Negro Ministrel d'Alabama. A l'époque, ils font furie. Chaque soir, les Bruxellois affluent dans le bar américain aménagé au rez de chaussée pour écouter - pour la première fois en Europe - du ragtime.
Ce sont les années Folles. 
Au mois d'août de cette même année, un terrible incendie va ravager  sans pitié tous les pavillons de l'expo. Tous, sauf votre maison Delune, le seul bâtiment construit en pierre. 


Peu avant la guerre, le juge René Feys, propriétaire des lieux, s'enfuit à toutes jambes et rejoint les Etats-Unis. Pendant l'occupation allemande,  la maison accueille les charmants bureaux de la Kriegsmarine. Dieu sait ce qu'il s'y murmura alors...
Après, viennent les années de décrépitude. Petit à petit, et de pillage en pillage,  votre immeuble va se vider de tous ses éléments, du parquet jusqu'aux cheminées. On le squatte,  les étudiants de l'université voisine y organise des fêtes, certains parlent même de bacchanales. Des voisins vont jusqu'à évoquer  l'existence de messes noires, dans la cave la plus profonde. Des trafiquants d'armes y font aussi leurs petits commerces  (rien à voir, bien sûr, avec vos amis de la FN d'Herstal dont votre pays est un des principaux clients).
Votre nouvelle demeure va alors tomber dans les mains de plusieurs propriétaires dont celles, pas toujours nettes de Stephan Jourdain. Agence de pub, banque, bureau d'assurance, elle va connaître différents destins et des aménagements pas toujours heureux. Dernier rebondissement en date, l'aigle doré de 350 kg qui la surplombe réussit un soir de 1999 à s'envoler : on le retrouvera quelques mois plus tard, trônant au milieu des bibelots d'un brocanteur peu prudent.

Gageons cependant que l'histoire se calme enfin et que des jours paisibles vous accompagnent ici durant quelques années. L'endroit est calme, l'aigle a retrouvé sa place, les homosexuels et les drogués que vous pourchassez dans vos contrées se garderont bien de passer vos grilles. Pas plus d'ailleurs que celles de vos amis du Qatar qui construisent un palais à quelques pâtés de maisons.

Il ne me reste, monsieur l'ambassadeur, en guise de conclusion, qu'à vous suggérer la lecture complète du Bonheur est dans le crime, version Harpman, et dont ce dialogue  trouvera chez vous, j'en suis sûr, un écho favorable :


- Il me semble que cette maison vous fascine. Chaque fois que nous passons par ici, je vois que vous ne pouvez pas la quitter des yeux. Un jour, vous ferez un accident.
Il soupira, reporta le regard vers l'avenue encombrée.
- Ce n'est pas seulement la maison, encore qu'elle soit extraordinaire, dit-il à mi-voix. Ce sont les gens qui l'habitent.

  




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