dimanche 18 octobre 2015

Captif

     - On caille dans cette bagnole, remonte ta vitre bordel.

Je regarde le profil de mon collègue cameraman, les doigts vissés sur son volant, me demandant  à quoi il peut bien penser en ce moment. Je n’ai pas froid mais je remonte la vitre. Pour lui faire plaisir, pour le calmer, pour me calmer aussi. Peut-être d'ailleurs est-il tout aussi nerveux que moi. Je ne lui pose pas la question. Je songe à ma soirée d’hier, seul chez moi , à  visionner des  films, à rattraper le temps perdu.  Les yeux embués devant La Captive (mais comment ai-je pu passer autant d’années en ignorant ce film).  
Une visite dans le frigo avant d’attaquer Je, tu , il , elle. La nuit s’enfonce autour de moi , mais mon esprit se scotche à l’écran de télé, ébloui devant cette nouvelle grammaire de l’image.  Cette façon unique, audacieuse mais aussi fragile, je le sens bien, de réinventer le cinéma.  Avec des ombres et des creux partout. Des silences et des non-dits dont on pressent la nécessité pour la cinéaste de les préserver. Sans doute pour se préserver elle-même  d’un naufrage qui la guette depuis l’enfance. Les spectres ne disparaissent jamais. On couche toujours avec des morts, prétendait, lucide, Leo Ferré.  
Maso , je plonge un peu plus dans l’enfermement et l’aliénation en entamant, après un deuxième passage dans le frigo,  les trois heures vingt filmées au scalpel du quotidien de Jeanne Dielman, un film qui me semble parfait de bout en bout. 
La perfection m’étouffe. Je sors. Il est trois heures du matin, tant pis. Je travaille demain. Tant pis. D’ailleurs demain je ne travaille pas, je vole. Je prend ma voiture, file vers le centre-ville, vagabonde autour du 23 quai du commerce, dont le rez est aujourd’hui occupé par une insipide agence immobilière. Rassasié, je rentre chez moi. Il est quatre heures du matin. Je sais que je ne trouverai pas le sommeil. Pas cette nuit. Plus jamais peut-être.


Et maintenant je suis dans cette voiture avec mon collègue. Qui se gare avenue Churchill. Je tremble. J’ai du mal à ouvrir la portière. Je finis enfin par sortir. Le doigt sur la sonnette,  je sais déjà que cette interview me bouleversera. Nous sommes en février 2012.  
Et je suis, depuis, captif.