samedi 12 décembre 2015

Le pape invisible




Je suis le pape aux hiboux, peint par ce vieux fou de Francis Bacon.

C’était en 1958, une année joyeuse pour la Belgique, et faste, disons-le, pour mon génial créateur. Il venait de signer un contrat en or avec la galerie Malborough, des Londoniens qui étaient sur le point d’ouvrir un deuxième lieu à Manhattan. Rapidement, ces affairistes doués et passionnés sont devenus son unique marchand. Les expos s’enchaînaient, les tableaux s’écoulaient, pendant que mon Francis se remplissait les poches ! Il s’était mis en tête de pasticher Velasquez et son Innocent X.. son cher Velasquez. Et c’est tombé sur moi. Après, il m’a un peu oublié, ses triptyques et ses crucifiés occupant tout son esprit et même davantage. Il ne jetait quasi jamais un oeil sur son vieux pape aux hiboux et passait le plus clair de son temps à New York.  Alors quand, 8 ans plus tard, le petit royaume joyeux a voulu m’acheter, je dois dire que j’étais plutôt soulagé, une nouvelle vie s’annonçait.
On était quelques impressionnistes - avec un Permeke, un Van Den Berghe et un de Smet -  à avoir débarqué à Bruxelles en 1966. Je vois encore les camions dans la rue de la Régence. On nous manipulait avec des précautions de chirurgien. Peu de temps après,  les autres sont arrivés, ceux qu’on appelait, avec un petit sourire, les surréalistes, des Magritte bien sûr,  le local de l’étape, mais aussi un Picabia, un Klee, un Matta, et puis des Delvaux, l’autre Belge.  Beaucoup étaient achetés comme nous, d’autres provenaient de dons. Je me souviens qu’à l’époque le nom d’un certain Boël revenait souvent dans les conversations de couloir.

Ca a été de belles années. On se précipitait dans les salles du musée pour nous voir. Ma tronche tordue faisait toujours son petit effet, surtout chez les dames. La plupart d’ailleurs affichaient des mines de dégoût, certaines poussaient même jusqu’à faire semblant de ne pas me voir. Mais, décliné en carte postale, mon portrait faisait fureur à la boutique.

Francis Bacon est mort en 1992, loin d’ici, à Madrid. J’ai appris la nouvelle par les journaux.  Durant cette période,  beaucoup de visiteurs s’arrêtaient devant moi, silencieux. Certains étaient très émus. Mais pas autant que votre serviteur : j’étais maintenant complètement orphelin, avec l’éternité devant moi.  

D’autres années ont passé jusqu’à ce triste matin de 2009. Des hommes sont venus pour enlever tous les Magritte. ‘L’Empire des lumières’ , ‘l’Homme du large’ et même la belle ‘Shéhérazade’, pour laquelle j’avais un petit faible. Tous ont été décrochés, emportés dans un nouveau musée rien que pour eux, à deux pas d’ici. Nous, avec les copains, ça nous a fait bizarre. Mais ça n'était encore rien à côté de ce qui allait nous tomber sur le coin du cadre quelques années plus tard. Le type qui avait lancé ce musée Magritte a eu l'idée de créer, à l’endroit pile où l'on se trouvait, un nouveau lieu consacré à l’Art Moderne, affublé d'un nom sonnant comme une cloche d'église un jour d'enterrement : le Musée Fin de siècle. Pas de bol pour nous, la période couverte stoppait net sa course en 1914 ... Faites le calcul,  c'est simple, j’étais ‘out', complètement ‘out’. Du coup, c'est carrément tout un tiers de la collection qui s’est retrouvée du jour au lendemain dans les réserves, dans le noir, loin du public. On était devenus invisibles… le comble pour des tableaux. Parfois je repensais à Francis Bacon, qui de son Angleterre  devait royalement ignorer tout ce cinéma, j'avais mal au coeur. 

Depuis, on nous a trimballé d’espoir en espoir. Il y a cinq ans, j'ai appris par hasard que Bruxelles avait signé un contrat avec l'Etat pour nous sortir de là. La ville lui avait loué un vieux bâtiment dans le centre à deux pas, ça ne s'invente pas, de la Mort Subite. Le ‘Post Modern Lab’, comme ils l’appelaient pompeusement, devait ouvrir ses portes et promettait de nous sortir enfin des oubliettes à la fin de cette année.  Mais entre temps, les girouettes de la politique belge ont changé de cap, et,  une responsable politique a annoncé - comme tombée du nid et avec un fort accent flamand - : " Tout le monde reste à la rue de la Régence, on ne se disperse pas". Et en roulant les r, elle a même rajouté  : "On trouvera bien de la place pour les caser tous". 
Ouais. Sauf que d'après les spécialistes, il nous fallait un sacré espace pour respirer, et que c'est justement cet espace qui faisait tant défaut à ce musée. 

Depuis les réserves, la pape aux hiboux, qui vous parle, est aujourd'hui bien fatigué. Le moment de refaire enfin surface dans des conditions correctes s'éloigne chaque jour un peu plus. 

D'ici, par le soupirail,  j'entends les bruits et les rumeurs de la rue de la Régence, les trams, les voitures aux heures de pointe, les talons des femmes pressées... Je suis devenu, depuis maintenant sept longues années, le pape invisible. 
        






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